Tuesday, March 22, 2005

La fin de la religion- Pour quand?

Après avoir vécu douze ans en Arabie Saoudite je travaille aujourd’hui au Niger. J’apprécie les efforts des magazines français et anglais qui, depuis le 11 septembre 2001, tentent sans relâche de nous expliquer les différents courants de l’islam et de nous aider à distinguer les ‘modérés’ des ‘fondamentalistes’. Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Puisque nous écrivons tout cela dans le contexte d’une globalisation que nous voulons harmonieuse et facteur de progrès, pourquoi ne pas admettre, et écrire, que toute religion, même modérée, reste un phénomène primitif qui ralenti les progrès et l’évolution même de l’humanité ?
Je ne veux pas croire qu’il s’agisse d’autocensure. Je suis sûr que les journalistes de L'Express, du Nouvel Observateur, du Point, de Marianne, et de bien d’autres magazines ont l’honnêteté intellectuelle qu’il faudrait. Et à Time ou Newsweek, dans un pays fameux pour son droit constitutionnel à la liberté d’expression, on sait certainement que c’est un américain, Sam Harris, un philosophe de l’université de Stanford, qui vient de publier un livre phare à propos des conséquences désastreuses de la « pensée modérée » lorsqu’elle est appliquée à des sujets aussi brûlants que la foi et les religions [The End of Faith : Religion, Terror, and the Future of Reason. Par Sam Harris. Chez Norton].

Tous les libre-penseurs savent la différence entre les philosophies (ainsi les messages originaux de Socrate, Lao-Tseu, Bouddha, Jésus, et tant d’autres) et les religions ( les sociétés ésotériques organisées autour de ces mêmes philosophies par des clergés et des groupes politiques assoiffés de pouvoir). Tout récemment Régis Debray va plus loin en nous montrant que le concept même de ‘religion’ est euro-centriste et que nous l’appliquons indûment à des spiritualismes athées et des philosophies d’inspirations étrangères aux trois religions monothéistes du livre.
Tous ces gens éduqués et instruits, enseignants, scientifiques, philosophes, théologiens, artistes, hommes d’affaires, savent bien que c’est l’Homme qui a créé ‘Dieu’ parce que notre cerveau est incapable d’appréhender toute les complexités du vivant et qu’il faut bien donner un nom à ce qui dépasse notre entendement. Mais depuis plusieurs siècles l’habitude est prise, même de la part des meilleurs théologiens d e l’église elle-même : on sait le fond des choses mais on ne le dit pas à la masse des gens simples. Comme si nous vivions encore au moyen-âge, on désire qu’ils connaissent les secours de la ‘foi du charbonnier’. Charité ou préservation du pouvoir de la connaissance ? Aujourd’hui encore, le vatican flatte les églises d’Amérique latine alors que le premier jésuite rencontré nous montrera que leurs pratiques relèvent plus du chamanisme polythéiste que de l’évangile chrétien. Pourquoi, sinon pour compenser sa perte d’influence en Europe ?
Citoyen belge, éduqué dans une tradition culturelle chrétienne, je puis témoigner de ce que la plus grande partie des chrétiens belges catholiques sincères et convaincus, sont, en fait, de fieffés hérétiques : ils ne souscrivent pas aux positions conservatrices du pape et ont décidé, sans grands déchirements, de suivre leur propre conscience plutôt que les règles de leur église. Mais, puisqu’ils se veulent, et sont réellement, des modérés, ils n’en font pas grand cas et ne le déclarent haut et clair que très, très rarement. Se faisant, la plupart d’entre eux pensent respecter ainsi la foi des croyants moins éduqués qu’eux, en Belgique et outre mer.
Sam Harris montre bien comment ces modérés sont continuellement forcés de réinterpréter ce que leur religion leur présente comme étant « La Vérité ». Il leur faut réconcilier la foi qu’ils reçurent, enfants, de leurs parents et de leurs maîtres, avec la raison qu’ils ont développée à travers leurs études et leur expérience. Il a raison ! Et c’est exactement le même conflit que celui que nous voyons, dans l’islam, entre les fondamentalistes qui professent une obéissance littérale aux textes du coran et les intellectuels qui, depuis l’époque de Mahomet, dévouent d’inlassables efforts à l’ « ishtihad », l’exégèse de ces textes à la lumière d’une société humaine en constante évolution. Et dont les meilleurs sont, bien naturellement, considérés comme des hérétiques par l’islam conservateur.
Plus important, Sam Harris montre que, dans ce cas précis de la foi et de la religion, la modération n’entraîne pas la tolérance mais, au contraire, encourage l’extrémisme. Il écrit, de façon très limpide (c’est moi qui traduit) : « En manquant de suivre les règles de leur église à la lettre, tout en tolérant l’irrationalité de ceux qui le font, les religieux modérés trahissent en même temps et la foi et la raison »

Il est bien temps que les libres-penseurs, eux aussi, sortent du placard de la clandestinité. En ce début de nouveau siècle, le soi-disant respect de la foi des gens simples ne peut plus passer pour de la charité. Ce n’est qu’une grossière condescendance qui cache mal une réelle malhonnêteté intellectuelle. Et cela va à rebours des progrès de l’humanité, un crime pour tout être humain, quelle que soit sa philosophie ou sa religion.

En politique, et c’est un exemple clair, George W. Bush et Bin Laden partagent la même erreur. Les motivations religieuses de leur pensée les ont piégés dans une simplification manichéenne : pour eux c’est tout blanc ou tout noir, bon ou mauvais, le Bien ou le Mal. Cette façon de voir le monde n’est pas loin de celle des analphabètes. Cela contredit complètement tout ce que l’humanité, dans sa longue évolution, a finalement commencé à comprendre (depuis quelque 3000 ans !) : tout s’écoule (Héraclite), tout est en transformation perpétuelle (Tao te King) et en modification continue de ses équilibres, toutes nos ‘connaissances’ sont relatives à l’angle de nos observations et nos perceptions sont donc toujours subjectives.

Il ne s’agit pas d’ignorer ici, ni même de diminuer, les acquis dont notre société européenne a profité grâce d’abord aux écoles, presque exclusivement religieuses, de Charlemagne jusqu’au 20ème siècle. Mais, grâce justement à ces écoles, et aux écoles laïques qui ont finalement suivi le mouvement, la connaissance s’est démocratisée et l’humanité a évolué.
Il est temps maintenant d’apprendre à nos enfants, dans les écoles, les bases des connaissances qui leur permettront de gérer consciemment leurs émotions, leurs pulsions, leurs occupations, leur santé… Ainsi, les grands acquis des 3 derniers siècles et surtout du dernier : psychologie, neurosciences, sémiologie, sciences de la communication, histoire comparée des religions et spiritualités, outils physiques et mystiques de gestion de nos capacité cérébrales, … la liste sera longue des sciences utiles qui restent aujourd’hui prisonnières des gangues et des intérêts du passé.
L’ère industrielle des zombies du travail et de la consommation devrait pouvoir laisser place (‘bientôt’, à l’échelle de l’évolution…) à une société d’individus qui prendront leur propre destin en main et qui gèreront, consciemment, les contrats sociaux qui les lieront à la communauté.
Là est l’avenir et le progrès. Là est aujourd’hui la voie vers la dignité humaine.

En cette époque de ‘coming out’ de tant de minorités, j’en appelle aux libres-penseurs rationalistes, aux journalistes, aux scientifiques et à tous ceux qui se seront reconnus : sortons enfin du placard, n’encourageons pas nos enfants à grandir dans une tradition rétrograde qui méprise les travaux de nos meilleurs scientifiques et qui parodie l’obscurantisme des médarsas, les écoles islamiques où le texte intouchable du Coran est la seule base disponible pour l’apprentissage de toutes disciplines, des mathématiques à la grammaire et à l’histoire !
Cessons donc d’être des promoteurs du fondamentalisme en pratiquant ce qui nous semblait être une preuve de tolérance et qui n’est perçu, par les autres, que comme une faiblesse ou une hypocrisie.